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La justice militaire rendue par les tribunaux du MBF,
1940-1944


Chemin de la Résistance et des Maquis
Mis en ligne sur le site le 17 avril 2020 / mise à jour 8 juillet 2024


Nom du ou des réseaux d'appartenance dans la Résistance :


Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF, Commandant militaire allemand en France) constitue l’une des pièces centrales du système d’occupation allemand en France.
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Source : https://books.openedition.org/pucl/2979?lang=fr
La justice militaire rendue par les tribunaux du MBF, 1940-19441
L’escalade d’une répression à visage légal
Gaël Eismann



Texte intégral

  • 1 Notre étude porte sur la répression judiciaire des crimes et délits considérés par l’occupant comm (...)

1 Pendant la Seconde Guerre mondiale
, le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF, Commandant militaire allemand en France) constitue l’une des pièces centrales du système d’occupation allemand en France. Il dispose en France occupée – exception faite des départements du Nord et du Pas-de-Calais, de l’Alsace et de la Lorraine – du monopole du « pouvoir exécutif » (vollziehende Gewalt). À ce titre, il est seul responsable en France occupée du « maintien de l’ordre et de la sécurité » et est donc chargé de poursuivre les civils non-allemands qui contreviennent à la législation et aux ordonnances allemandes.

2 Les services du MBF
voient néanmoins très rapidement leurs pouvoirs remis en cause par de nombreuses instances du Reich qui implantent leurs services en France et cherchent à court-circuiter l’autorité exécutive du MBF. Concurrencé dès 1940 par les services de la SIPO-SD (Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst : police de sûreté et service de renseignements de la SS), le MBF perdra officiellement ses compétences policières à l’occasion de la mise en place d’un HSSPF (Höherer SS und Polizeiführer : chef supérieur de la SS et de la police) en juin 1942.

3 Doit-on pour autant attribuer
la responsabilité de l’escalade de la répression et de la terreur allemande en France aux seuls représentants de la SIPO-SD comme la mémoire collective et savante du MBF le suggère le plus souvent ? L’analyse des pratiques judiciaires des tribunaux du MBF invite à prendre ses distances avec cette légende. S’inscrivant dans le prolongement des travaux d’Ulrich Herbert (1996), d’Ahlrich Meyer (2000), de Régina Delacor (2000), ou encore de Rita Thalmann (1991) qui ont commencé à remettre en cause l’image aseptisée d’une occupation militaire « convenable » en France, cette étude nous semble pouvoir contribuer à éclairer, sous un jour nouveau, les ressorts de la radicalisation de la violence allemande en France.
  • 2 Bien que lacunaires, les sources mobilisables pour faire l’histoire de la répression judiciaire al (...)
  • 3 Les conclusions présentées ici sont principalement tirées de notre thèse de doctorat dont une vers (...)

4 L’exercice de la justice militaire allemande
à l’égard des habitants des territoires occupés demeure en effet, à ce jour, un parent pauvre de la recherche historique. Pourtant, la quantité de peines de mort prononcées et de personnes touchées par cette répression à visage légal en fit longtemps un des principaux instruments d’intimidation du système d’occupation allemand en France occupée. Le mythe longtemps véhiculé par la littérature d’une justice militaire allemande résistante (Schweling 1977) a certes été balayé par les travaux fondateurs d’Otto Hennicke (1965) et de Manfred Messerschmidt (1969, 1981, 1985, 1987, 2005). Mais deux auteurs seulement, Günther Moritz (1954) et Jürgen Thomas (1990), s’étaient, jusqu’à nos travaux (2005, 2006 et 2010) intéressés à la justice militaire allemande rendue contre les habitants des territoires occupés. Quelque éclairantes aient pu être ces premières études, la très faible quantité de sources sur lesquelles elles se fondaient n’en laissaient pas moins de nombreuses questions en suspens, questions que le nouveau paysage archivistique (Eismann et von List 2012)2 autorise désormais, partiellement au moins, à reposer3.

1. Juin 1940 – été 1941. Une répression judiciaire mesurée ?

5 Bien que l’essentiel du maintien de l’ordre
et de la répression policière et judiciaire soit, jusqu’à l’été 1941, le fait des autorités françaises, les services du MBF ne restent pas pour autant inactifs. La répression allemande des atteintes supposées ou réelles à la sécurité de la puissance occupante est alors principalement judiciaire. C’est en effet une répression militaire allemande à visage légal qui prévaut alors encore en France occupée.

6 Des tribunaux militaires (
Feldkriegsgerichte) ayant compétence pour juger les membres de l’armée d’occupation et les civils résidant en territoire occupé siègent et fonctionnent aux trois échelons principaux de l’appareil militaire d’occupation : Feldkommandantur (FK), District d’administration militaire et MBF.
  • 4 KSSVO et KstVO du 17 août 1938, entrées en application le 26 août 1939, complétées ensuite à de no (...)
  • 5 BA-MA (Bundesarchiv-Militärarchiv Freiburg), RW 35/635.
  • 6 BA-MA, RW 35/213 : circulaire du MBF, le 21 mars 1941.

7 Conformément à la
Kriegsstrafverfahrensordnung (KstVO : ordonnance pénale de guerre)4, les audiences avaient lieu en principe à huis clos, en présence du ou des accusés, d’un procureur et de 3 juges dont un juriste présidant les débats et deux soldats. L’ordonnance pénale de guerre fit disparaître les garanties de procédure dont disposait le prévenu : il n’avait plus droit à un défenseur que si son délit était passible de peine de mort et il lui était impossible de faire appel du jugement. La procédure criminelle allemande étant secrète, le défenseur n’avait en principe le droit de demander un permis de communiquer avec le prévenu qu’une fois l’information terminée et l’acte d’accusation rédigé. C’est d’ailleurs le seul document dont il pouvait prendre connaissance, le dossier de procédure ne lui étant pas communiqué. Le Feldkommandant faisait fonction de Gerichtsherr (haut justicier) : en dehors de son droit de suspendre ou de confirmer les jugements (les peines les plus lourdes devaient néanmoins faire l’objet d’une confirmation du chef du district militaire, voire du MBF ou de l’ObdH – Commandant en chef de l’armée de terre), il avait le pouvoir de donner des instructions à tous les juges militaires chargés de l’instruction ou de l’accusation. Seule l’indépendance du juge présidant l’audience était préservée. Les tribunaux militaires des FK utilisaient exclusivement le droit pénal allemand. Il leur revenait de décider si une affaire devait être jugée par eux selon le droit allemand ou être jugée par les tribunaux français. Les parquets français avaient en effet obligation de remettre aux tribunaux militaires allemands les dénonciations, procès-verbaux et procédures concernant les crimes ou délits commis contre les membres et les installations de l’armée d’occupation, et les infractions aux ordonnances « portant sur les crimes et délits commis contre l’armée allemande ou dans ses installations, et sur les contraventions aux ordonnances allemandes édictées pour assurer la sûreté des troupes ou la consolidation des buts de l’occupation5 ». Des instructions furent toutefois données aux tribunaux des FK pour qu’ils ne se saisissent que des affaires les plus graves et pour qu’ils signalent systématiquement à l’administration militaire les individus pour lesquels la « détention administrative de sûreté » (Sicherungshaft) paraissait devoir être ordonnée afin d’éviter une procédure judiciaire « inopportune6 ».
  • 7 BA-MA, RW 35/16.
  • 8 Cet échantillon porte sur les jugements confirmés par le MBF figurant dans les registres mentionné (...)
  • 9 Cf. figure 2.
  • 10 Les archives judiciaires allemandes conservées au BAVCC contiennent de très nombreux dossiers de c (...)

8 Il ne faut pas attendre le déclenchement
de la lutte armée en France occupée après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne pour constater la sévérité de la répression judiciaire allemande. Dans un contexte jugé paisible et inoffensif par la plupart des observateurs allemands, 162 peines de mort seront prononcées par les tribunaux du MBF contre des civils résidant en France entre le mois de juin 1940 et la fin du mois de juillet 1941, dont 42 exécutées7. Si la majorité des verdicts rendus dans les affaires mettant en cause la sécurité de la puissance occupante se soldent encore au mois de février par des peines de réclusion à temps dans notre échantillon8, en mai 1941, les peines capitales prononcées par les tribunaux du MBF dans ce type d’affaires dépassent pour la première fois en nombre les peines de réclusion à temps9. Elles sanctionnent alors principalement des voies de fait sur un soldat allemand et, dans des proportions moindres, des coupures de câbles, ou encore des tentatives de passages de frontière (Besse et Pouty 2006 : 138-142 ; Fontaine 2013 : 286, 295). La justice militaire allemande s’attaque de façon croissante, dès les premiers mois de l’année 1941, à tous ceux que l’occupant assimile aux partisans d’un « mouvement anglo-gaulliste » accusés d’« intelligence avec l’ennemi », le plus souvent pour avoir cherché à rejoindre l’Angleterre, ou pour avoir diffusé de la propagande anti-allemande, et auxquels s’appliquent des condamnations de plus en plus lourdes. Aux côtés de la répression judiciaire de ces premiers actes de résistance avérés, des comportements jugés certes moins dangereux pour la sécurité de la puissance occupante mais néanmoins susceptibles d’encourager la germanophobie des Français sont également durement sanctionnés par les tribunaux militaires allemands. Qualifiées de « manifestations anti-allemandes », les injures proférées contre des soldats allemands, et plus largement les propos dirigés contre le IIIe Reich et son armée se soldent ainsi, dès les premiers mois de l’Occupation, par des peines allant de quelques semaines à quelques années d’emprisonnement10.
  • 11 Ludwig Nestler dénombre 1 peine de mort prononcée en 1940 et 51 prononcées en 1941 en se fondant s (...)
  • 12 BA-MA, RW 35/16 : le rapport de situation de l’état-major de commandement pour les mois d’avril et (...)

9 Les instances judiciaires du MBF
paraissent en définitive avoir fait preuve dès les premiers mois de l’occupation – c’est-à-dire avant le déclenchement de la lutte armée en France occupée qui rend par la suite, en raison de la diversité des activités résistantes au sein des différents pays occupés, toute approche comparative plus périlleuse – d’une sévérité plus grande que leurs homologues du Nord et de l’Ouest de l’Europe (Thomas 1990 : 191-192). En Belgique où la répression judiciaire allemande est exercée comme en France occupée par les autorités militaires d’occupation, on dénombre jusqu’à la fin de l’année 1941 une cinquantaine de peines de mort prononcées contre la population résidante (Nestler 1990 : 72)11, soit près de six fois moins que dans le ressort du MBF où la population est seulement deux fois plus nombreuse12 ; aucune peine de mort n’y sera par ailleurs exécutée avant le mois d’août 1941.

10 Pourtant, si l’on compare cette fois
les sentences prononcées par les tribunaux du MBF à celles qui le seront après le déclenchement de la lutte armée en France occupée, la justice militaire allemande paraît encore faire preuve d’une certaine mesure. On doit dès lors s’interroger sur les mécanismes de radicalisation mais aussi d’inertie à l’œuvre au sein de cet appareil judiciaire pour tenter de cerner les marges de manœuvre dont disposaient ses différents rouages et évaluer l’usage qu’ils en firent.
  • 13 BA-MA, RW 35/211 : décret de l’OKH adressé aux Chefs des administrations militaires allemandes en (...)
  • 14 BA-ZNS (Zentralnachweisstelle du Bundesarchiv à Aachen-Korneliemünster), série RW 35/G.
    NB : ancien
    (...)
  • 15 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF.
  • 16 BA-ZNS, dossier de procédure K 645.

11 Forts de directives les exhortant
à une répression judiciaire sévère mais circonstanciée13, les juges militaires du MBF disposent alors, pour autant qu’ils ne s’écartent pas du code pénal militaire d’exception dont la plupart des juges militaires allemands approuvent d’ailleurs la sévérité (Roskothen 1989 : 166), d’une marge de manœuvre incontestable. Bien qu’incomplets, les « registres de confirmation »14 des jugements prononcés indiquent en effet un nombre alors relativement faible d’annulation des jugements des tribunaux des FK. Pour adapter leurs jugements à la gravité des infractions commises sans s’écarter du cadre légal, les juges militaires allemands pouvaient jouer sur la qualification des crimes et délits auxquels se rattachaient des peines plus ou moins sévères (Roskothen 1989 : 230-232, 259-260), ou choisir d’invoquer des circonstances atténuantes. Les pratiques des tribunaux militaires du MBF décrites plus haut témoignent d’un maniement très ambivalent des circonstances atténuantes suivant la nature des infractions jugées, mais aussi suivant l’évolution de la perception du contexte politique en France occupée. L’évolution du sort réservé aux personnes accusées d’« intelligence avec l’ennemi » témoigne ainsi d’une interprétation rapidement restrictive des dispositions pénales réglementant ce type d’infractions. Défini par le § 91b du code pénal allemand (RStGB), le crime d’intelligence avec l’ennemi est en principe puni de la peine capitale ou de la réclusion à perpétuité – article 1 du § 91b. En cas de préjudice mineur pour le Reich ou ses alliés – article 2 du § 91 b – une peine plus légère pouvait néanmoins être prononcée. Dès lors, si l’importance des peines de réclusion à temps prononcées dans notre échantillon jusqu’au début de l’année 1941 suppose que les juges recourent encore majoritairement à l’article 2 du § 91b, on ne peut plus en dire autant dès le mois de mars 1941 puisque la plupart des jugements rendus se soldent désormais, conformément à l’article 1 du § 91b, par la peine de mort ou la réclusion à perpétuité15. Le caractère extrêmement lacunaire des archives des tribunaux du MBF ne permet d’apprécier que très imparfaitement la manière dont les juges du MBF ont pu jouer sur la qualification des crimes et délits. Certains paraissent en avoir effectivement usé pour ne pas prononcer de sentences trop disproportionnées par rapport à la gravité des délits. Le tribunal de la Feldkommandantur 518 (Nantes) qui rend le 22 janvier 1941 son verdict contre un civil accusé de « voie de fait » sur un soldat allemand, rejette ainsi la sentence de mort requise par l’accusation en application de l’ordonnance du 10 mai 1940. Le juge considère en effet que dans un contexte « pacifié », une autre norme juridique doit s’appliquer, qui prenne en compte les intentions des coupables. Dans le cas présent, il considère que le code pénal général s’applique et requalifie l’accusation de « blessure légère », ce qui vaudra à l’accusé une peine d’un an et six mois de prison16. L’exemple est néanmoins atypique. La clémence n’est en effet pas le trait caractéristique de la majorité des tribunaux des FK. Peu nombreux sont les tribunaux qui préfèrent la qualification de « blessure » à celle « de voie de fait » en cas d’agression subie par un militaire allemand.
  • 17 AN, F 60/1485, « État des condamnations à mort prononcées en zone occupée entre le 1er octobre 194 (...)

12 Au cours de cette première phase
de l’Occupation unanimement qualifiée de paisible, c’est finalement le Commandant en chef de l’Armée de Terre (ObdH, Oberberbefehlshaber des Heeres) qui agit en modérateur de la répression judiciaire pratiquée par les tribunaux du MBF sous la pression croissante des instances centrales du Majestic. Aussi, le Commandant en chef de l’Armée de Terre gracie-t-il, jusqu’au début de l’été 1941, près de 60 % des condamnés à mort17.

2. Été 1941 – juin 1942. Radicalisation de la répression judiciaire

13 L’été 1941
marque une étape décisive dans la radicalisation de la politique répressive du MBF, symbolisée par la pratique des exécutions massives d’otages civils, le début des déportations, mais aussi par l’aggravation de la répression judiciaire. Après l’assassinat, le 22 août 1941, de l’aspirant de marine Moser à Paris, la multiplication des attentats visant des soldats allemands a certes joué un rôle majeur dans l’escalade répressive, mais la notion de « cycle attentats/répression » a trop souvent tendance à masquer le rôle moteur joué par l’invasion de l’URSS le 21 juin 1941 qui transforme au sein du MBF la perception de la lutte à mener contre les résistants.
  • 18 Cf. figure 2.

14 L’activité judiciaire des tribunaux du MBF
connaît une accélération brutale qui s’amorce quelques semaines avant le déclenchement de la vague d’attentats mortels contre des membres de la Wehrmacht18. Les tribunaux des FK laissent de moins en moins aux tribunaux français le soin de juger les personnes poursuivies pour actes de résistance.
  • 19 Ibid.
  • 20 Les chiffres fournis par l’état-major de commandement du MBF dans son rapport de situation pour le (...)
  • 21 T. Fontaine (2013 : 460-461) indique pour sa part, se fondant sur la copie d’un registre allemand (...)
  • 22 BA-MA, RW 35/16.
  • 23 BA-ZNS, RW 35/G, MBF.
  • 24 BA-ZNS, RW 35/G, MBF. Voir aussi Fontaine (2013, 461-463) ; Besse et Poutyoc (2006, 143-146).
  • 25 BA-MA, RW 35/16 : bilan chiffré établi par le rapport de situation de l’état-major du MBF pour les (...)

15 Le renforcement de l’activité judiciaire
des tribunaux du MBF se traduit par une radicalisation des condamnations19. D’après les rapports de situation de l’état-major de commandement, 493 peines de mort sont prononcées par les tribunaux du MBF contre la population civile non allemande en l’espace de 10 mois entre le mois d’août 1941 et la fin du mois de mai 194220 (contre 162 au cours des 15 mois précédents) et 377 d’entre elles exécutées21 (contre 42 au cours des 15 mois précédents)22. Près de 44 % des personnes jugées pour des faits assimilés de près ou de loin à des actes de résistance sont dès lors condamnées à la peine capitale dans notre échantillon23. Le durcissement de la répression judiciaire résulte d’une interprétation de plus en plus restrictive de la législation pénale allemande. Jusqu’ici généralement sanctionné par des peines d’emprisonnement ou de réclusion à temps, le crime de détention illégale d’armes devient l’une des deux premières causes des condamnations à mort à compter du mois d’octobre24. Les premiers assassinats de militaires allemands ont en réalité entraîné un recentrage de l’activité des tribunaux militaires allemands, même si les affaires de simples « manifestations antiallemandes » continuent à faire l’objet d’une grande attention : avec les communistes, les résistants représentent désormais 55,5 % des fusillés condamnés à mort (Fontaine 2013 : 461-463). Enfin, si plus de 25 % des peines de mort prononcées par les tribunaux du MBF entre le mois de juin 1940 et la fin du mois de juillet 1941 ont été exécutées, leur proportion passe à plus de 80 % entre le mois d’août 1941 et la fin du mois de mai 194225 !

16 La responsabilité
revenant en propre aux tribunaux du MBF dans ce processus de radicalisation de la violence judiciaire est délicate à établir. Le caractère lacunaire des dossiers conservés rend en effet toute tentative de généralisation périlleuse.
  • 26 Décret signé par Hitler le 7 décembre 1941 : ne devaient plus être jugés sur place que les résista (...)
  • 27 BA-MA, RW 35/289.
  • 28 Notre analyse rejoint ici très largement les conclusions d’Ahlrich Meyer (2002 : 109). Les conclus (...)
  • 29 AN, F 60/1485 : courrier adressé le 1er juillet 1941 par le préfet de Meurthe et Moselle à la DGTO
  • 30 La procédure est en effet également appliquée dans le ressort du commandant militaire de Bruxelles
  • 31 BA-MA, RW 37/7 : rapport de situation de la section Ia de l’état-major de commandement du MBF, pou (...)
  • 32 Cf. par exemple BA-ZNS, RW 35/G, Tribunal du District d’administration militaire C (Nord-Est), RW (...)

17 La perte d’indépendance des instances judiciaires
locales du MBF est néanmoins incontestable. Avec l’invasion de l’URSS, les tribunaux du MBF perdent très largement l’autonomie relative dont ils jouissaient encore jusqu’alors. Redoutant un développement de la résistance communiste, les plus hautes autorités militaires du Reich, relayées par le MBF, exercent désormais une pression grandissante sur les juges militaires allemands, exigeant d’eux une répression impitoyable de toutes les manifestations d’hostilité à la puissance occupante, de la part de communistes en particulier. L’entrée en application du décret Nuit et Brouillard en décembre 1941 réduit considérablement leur marge de manœuvre26, même si les difficultés initialement rencontrées pour le faire appliquer expliquent que la répression à l’encontre des résistants arrêtés demeure, jusqu’en mai 1942, largement aux mains des tribunaux militaires allemands de France occupée, qui n’en classeront pas moins 341 personnes NN entre le mois de janvier et la fin du mois de mai27. Ils sont par ailleurs invités à interpréter de façon de plus en plus restrictive les dispositions pénales en vigueur en rejetant par principe tout recours aux circonstances atténuantes, au risque sinon de voir leurs jugements cassés (Thomas 1990 : 230-232). L’OKH comme l’OKW ne se privent pas non plus de rappeler à l’ordre les autorités militaires allemandes. Le MBF se montre d’autant plus directif vis-à-vis de ses tribunaux qu’il cherche – pour sortir du conflit qui l’oppose à Vichy et à Berlin au sujet de la politique des otages – à instrumentaliser une répression judiciaire militaire impitoyable, mais à visage légal, pour en faire la vitrine de sa politique répressive. Mû tout à la fois par le désir de donner à Berlin des gages de son intransigeance pour neutraliser les appétits d’une SIPO-SD en embuscade, et à Vichy des gages de son sens du droit et de la mesure, le MBF est en effet à la recherche d’une stratégie dissuasive plus efficace que le recours aux exécutions d’otages et qui viendrait compléter les déportations massives qu’il réclame avec insistance dès la fin de l’année 194128. Souhaitant renforcer l’effet dissuasif des jugements de ses tribunaux, mais aussi désengorger les prisons de son ressort, le MBF ordonne le transfert de catégories de plus en plus nombreuses de condamnés vers les établissements pénitentiaires du Reich et ce, dès le début de l’été 194129. Si l’on ne peut désigner avec certitude le MBF comme l’initiateur de cette mesure30, il est en revanche avéré qu’il en assuma pleinement les tenants et aboutissants. En août 1941, l’état-major de commandement du MBF se félicite ainsi de l’effet intimidant produit sur la population par la publicité donnée à la décision du MBF de transférer en Allemagne tous les condamnés à de lourdes peines31. Parallèlement, les services du Majestic offrent une publicité croissante aux procès jugeant les auteurs d’actes de résistance assimilés à des criminels de l’internationale « judéobolchevique », comme en atteste la mise en scène de deux procès publics hautement symboliques organisés en mars et en avril 1942 contre de jeunes communistes membres des groupes armés des Bataillons de la Jeunesse et de l’Organisation Spéciale (Meyer 2002 : 111-116 ; Ouzoulias 1972 : 248 ; Alary 2000). Les annulations de jugements rendus par les tribunaux locaux au nom de sentences jugées insuffisantes sont par ailleurs plus fréquentes qu’auparavant. Représentés quelques semaines plus tard aux tribunaux des districts militaires, voire à ceux du MBF, les jugements sont en ce cas systématiquement aggravés32.

18 Cela étant dit, les juges du MBF
n’en ont pas perdu toute marge de manœuvre. Leurs responsabilités propres dans l’escalade de la terreur judiciaire ne doivent dès lors pas être sous-estimées.
  • 33 Cf. figure 2.

19 De fait, si la répression judiciaire
franchit un nouveau seuil de violence à la fin de l’année 1941, au moment où les pressions extérieures sur la justice militaire allemande se font croissantes, reste que la tendance s’était dessinée dès le mois de juillet 194133.
  • 34 BA-ZNS, dossier de procédure Z 750.
  • 35 BA-ZNS, RW 35, Gericht des MV Bez C, NO Fk, doc. RW 55/7488.
  • 36 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF : registres généraux, n° 1916.

20 Les condamnations prononcées
en première instance à l’échelon départemental sont dans l’ensemble bien plus sévères qu’elles ne l’étaient avant l’été 1941. Peu nombreux sont les tribunaux à avoir opposé une forme d’inertie aux injonctions des services centraux. Le 5 décembre 1941, le tribunal de la Feldkommandantur 591 (Nancy) condamne aux travaux forcés à vie quatre civils français coupables d’« intelligence avec l’ennemi » en s’appuyant sur l’article 1 du § 91b du RStGB. On leur reproche d’avoir diffusé des tracts communistes soutenant l’URSS dans son combat contre l’Allemagne. Si le tribunal ne prononce pas la peine de mort requise par l’accusation, il n’en rejette pas moins tout recours à l’article 2 du § 91 b, considérant qu’il « est indubitable que des tracts d’une telle teneur […] sont susceptibles d’occasionner des conséquences préjudiciables pour le Reich ». Le jugement sera confirmé par le Feldkommandant puis par le MBF lui-même. Trois des quatre condamnés seront finalement exécutés comme otages le 12 janvier 194234 ! L’« exemplarité » des peines, « l’effet d’intimidation », « la guerre totale » sont autant d’arguments désormais employés pour légitimer une justice implacable. Les civils passant devant les tribunaux du MBF ne sont dès lors plus jugés en fonction de leur culpabilité individuelle mais en fonction des « nécessités de guerre » (Kriegsnotwendigkeiten). Les juges du MBF paraissent avoir désormais tendance à anticiper les avis supposés des Gerichtherren plutôt que de risquer de voir leurs jugements annulés : ils prononcent donc les peines les plus lourdes, quitte ensuite à soutenir auprès d’eux une demande de grâce35. La possibilité, même infime, de résister à la pression du Gerichtsherr était pourtant bien réelle. Un homme condamné, le 16 octobre 1941, pour détention d’armes à dix années de réclusion par le tribunal de la Feldkommandantur 560 de Besançon voit ainsi sa peine reconduite par le même tribunal malgré l’annulation du premier jugement. Après une nouvelle cassation du jugement par le Gerichtsherr, la peine est finalement aggravée, mais de deux années seulement, à l’occasion d’un troisième procès36.

21 Pour résumer, bien que la répression
judiciaire en France occupée continue dans la première moitié de l’année 1942 à susciter les critiques des autorités centrales du Reich qui la jugent encore trop indulgente, sa radicalisation depuis la fin de l’été 1941 n’en demeure pas moins saisissante. En Belgique, où les actes de résistance visent certes moins directement les forces d’occupation, la répression judiciaire ne connaît pas la même escalade. On y dénombre, pour l’année 1942, près de quatorze fois moins de peines capitales prononcées contre la population résidante que dans le ressort du MBF, où la population est seulement deux fois plus nombreuse (Nestler 1990 : 72).

3. Juin 1942 – janvier 1943. La justice militaire allemande demeure l’un des outils principaux de répression et accompagne la radicalisation de la répression policière
  • 37 Propagée par les mémorialistes des tribunaux du MBF (Cf. notamment Michel 1949 : 57-58) et certain (...)
  • 38 Dans le prolongement de nos premiers travaux qui avaient démontré le maintien de la répression jud (...)

22 On a longtemps supposé
qu’avec la mise en place d’un Chef supérieur de la police et de la SS en France occupée en juin 1942, les cas de comparution devant les tribunaux militaires allemands pour activités hostiles au Reich avaient été de plus en plus rares, remplacés qu’ils étaient par les mesures d’internements et de déportations décidées par les services de la SIPO-SD37. Pourtant, le rétrécissement du champ de compétences des tribunaux du MBF ne se traduit pas par un relâchement de la répression judiciaire au cours de la seconde moitié de l’année 1942. La SIPO-SD continue en effet à utiliser les outils répressifs conçus par le MBF, sans en ajouter encore de significatifs, conférant notamment à la répression judiciaire exercée par les tribunaux militaires allemands une place essentielle pour réprimer la Résistance38.
  • 39 Cf. figure 2.
  • 40 BA-ZNS, RW 35/G, MBF.
  • 41 BA-MA, RW 35/16.
  • 42 BA-ZNS, RW 35/G, MBF.
  • 43 La liste S 1744 (SHD, BAVCC) donne, selon Fontaine (2013 : 544), des chiffres un peu moins élevés  (...)

23 Force est de constater
qu’en valeur absolue le nombre des affaires jugées par les tribunaux du MBF ne s’est pas brutalement effondré et reste comparable à celui des mois précédents39. La répression judiciaire se fait même plus impitoyable qu’elle ne l’était jusque-là et accompagne ainsi l’escalade de la violence policière conduite par la SIPO-SD. D’après les registres de confirmation des tribunaux du MBF, 458 peines de mort sont prononcées contre la population civile non allemande en l’espace de huit mois pour des faits assimilés de près ou de loin à des actes de résistance – entre le 1er juin 1942 et la fin du mois de janvier 194340 –, contre 493 au cours des dix mois précédents41. Près de 57 % des personnes jugées par les tribunaux du MBF dans ce type d’affaires sont dès lors condamnées à mort contre « seulement » 44 % au cours de la période précédente42. Enfin, le taux des exécutions capitales passe de 80 % à près de 90 % des peines de mort prononcées43.
  • 44 Jusqu’au printemps 1943, le dispositif garde un caractère judiciaire fortement marqué. Ces déporté (...)

24 De juin à octobre 1942
, les résistants représentent près des deux tiers des fusillés à la suite d’une condamnation à mort, les seuls communistes représentant un exécuté sur deux. La répression de la Résistance armée, communiste en particulier (Fontaine 2013 : 550-551 ; Besse et Pouty 2006 : 147-148), continue donc à être principalement judiciaire (Fontaine 2013 : 46), même si la SIPO-SD recourt parallèlement à la procédure NN, désormais effectivement appliquée, pour réprimer les résistants44. Le plus souvent, les Allemands laissent en revanche les affaires impliquant les membres de la branche politique du PCF aux soins de la justice française, à moins qu’ils ne les fusillent ou ne les déportent comme otages.
  • 45 BA-ZNS, RW 35/G, MBF.
  • 46 Nombre d’affaires de détention d’armes sont désormais classées dans la procédure NN ce qui expliqu (...)
  • 47 BA-ZNS, RW 35/G, MBF. Cf. figure 1.
  • 48 AN, AJ 41/256 : DSA, Section contentieux zone Nord. Tableau statistique des attentats commis en Fr (...)

25 Dans notre échantillon
, près de 57 % des personnes jugées par les tribunaux du MBF dans des affaires mettant en cause la sécurité de la puissance occupante sont dès lors condamnées à mort contre « seulement » 44 % au cours de la période précédente45. On assiste parallèlement à une diversification des motifs de poursuites qui, loin de signifier un adoucissement de la répression judiciaire, renferme au contraire de nouveaux facteurs de radicalisation. Alors que les délits de détention d’armes et d’intelligence avec l’ennemi représentaient depuis l’automne 1941 la très grande majorité des qualifications retenues dans notre échantillon en cas d’atteinte à la sécurité de la puissance occupante, leur nombre tombe subitement après le mois de juin 194246, tandis que progressent sensiblement les affaires de « francs-tireurs »47 sans qu’on ne puisse encore les rattacher à une intensification de la lutte armée48. Rappelons que le droit pénal allemand ne prévoit pour les « francs-tireurs » aucune circonstance atténuante et ne donne au magistrat le choix qu’entre la peine de mort ou l’acquittement.
  • 49 PA-AA, DBP/2467 : circulaire du MBF datée du 27 octobre 1942, relative aux poursuites pour détenti (...)

26 Une fois de plus, la responsabilité
revenant en propre aux tribunaux du MBF est délicate à établir. Une chose est certaine : le contrôle et la pression des instances militaires supérieures sur les juges militaires ne se relâchent pas49. Aux pressions des instances militaires supérieures sur la justice militaire allemande s’ajoutent désormais les ingérences de la SIPO-SD qui, on l’a dit, intègre pleinement les tribunaux militaires allemands dans son dispositif répressif.
  • 50 Cf. supra.
  • 51 BA-MA, RH 36/326 : courrier adressé par l’Oberkriegsgerichtsrat – conseiller supérieur de justice (...)
  • 52 BA-ZNS, série RW 35/G.

27 Les magistrats du MBF
n’en ont pas pour autant perdu toute marge de manœuvre, ce que révèlent d’ailleurs les rappels à l’ordre dont ils font l’objet50. Certains tribunaux témoignent encore d’une certaine force d’inertie face aux pressions des instances centrales, à l’image du tribunal de la Feldkommandantur 723 (Caen). Celle-ci est d’ailleurs rappelée à l’ordre par le MBF le 27 octobre 1942 pour mauvaise application de la législation pénale51. Certains tribunaux continuent par ailleurs à résister aux pressions des Gerichtsherren et de leurs experts juridiques en cas d’annulation des jugements. Ces exemples de clémence restent néanmoins atypiques si l’on se fie aux jugements confirmés par le MBF. Ils témoignent du même coup, par contraste, des lourdes responsabilités portées par la plupart des juges militaires allemands qui ont accompagné la radicalisation de la répression policière désormais conduite par les services de la SIPO-SD, parfois même au-delà des attentes de leurs instances de tutelle, au point que pour la première fois depuis le début de l’occupation, près de 25 % des sentences annulées par le MBF concernent des sentences de mort52 !

4. 1943-1944. L’apogée de la terreur judiciaire

28 Avec l’invasion de la zone Sud,
l’entrée du système concentrationnaire nazi dans la « guerre totale » le développement de la Résistance, puis l’imminence du Débarquement, les pratiques répressives des autorités allemandes changent de nature : elles usent désormais de méthodes empruntées au front de l’Est. La terreur touche des fractions de plus en plus larges de la population mais n’en reste pas moins très en deçà des violences subies par les populations d’Europe de l’Est.
  • 53 Depuis le début de l’année 1943, il ne fait aucun doute que moins de 5 % des personnes arrêtées en (...)

29 Dès lors, la très grande majorité
des personnes arrêtées et détenues par la SIPO-SD n’est plus jugée par les tribunaux militaires du MBF, mais envoyée directement en camps de concentration en Allemagne53. La thèse selon laquelle les tribunaux du MBF n’auraient, dans ces conditions, plus participé à la violence allemande en France occupée, mérite pourtant d’être revue. Aux côtés des convois massifs et réguliers de déportés qui commencent à partir de France occupée début 1943, la préservation d’une répression judiciaire ciblée de la Résistance à vocation dissuasive continue en effet à structurer le dispositif répressif allemand, au moins jusqu’au printemps 1944, même si le domaine de compétences de la justice militaire allemande se resserre progressivement sur les affaires de résistance jugées les plus graves et dont l’issue fatale rapide pour les prévenus ne souffre, conformément au décret NN, aucun doute (Eismann 2010 : 452-453 ; Fontaine 2013 : 620).
  • 54 Cf. figure 2.
  • 55 Cf. figure 1.
  • 56 Voir à ce sujet les archives judicaires allemandes conservées au BAVCC.

30 Dès lors,
si l’on assiste à un recul de l’activité des tribunaux militaires allemands dans la première moitié de l’année 194354, c’est surtout parce que l’opération exceptionnelle Meerschaum qui vise alors à fournir de la main-d’œuvre forcée à l’économie de guerre allemande conduit au départ des premiers convois massifs de déportés vers les camps de concentration du Reich. Cette relative mise en sommeil de la répression judiciaire allemande ne témoigne d’ailleurs pas d’un adoucissement des pratiques des tribunaux militaires allemands qui continuent à se voir confier, lorsqu’ils ne sont pas classés « NN », la répression des résistants considérés comme les plus dangereux – armés et/ou de renseignements (Fontaine 2013 : 840-851). Relativement, les peines de mort prononcées au cours de la première moitié de l’année 1943 continuent ainsi à représenter plus de 55 % de l’ensemble des condamnations prononcées pour des faits assimilés de près ou de loin à des actes de résistance dans notre échantillon. Les jugements n’ont donc rien perdu de leur sévérité. Durant cette période, les affaires d’« actes de franc-tireur », d’« intelligence avec l’ennemi » et d’« espionnage » qui, avec les affaires de « détention d’armes », restent les plus nombreuses à faire l’objet de poursuites judiciaires dans notre échantillon55 se soldent toujours aussi systématiquement par des peines capitales. Selon T. Fontaine, 90 % des peines de mort prononcées et exécutées concernent désormais des personnes arrêtées pour acte de résistance, la majorité d’entre elles relevant de la branche militaire du PCF même si on constate parallèlement une part grandissante de la Résistance organisée non communiste parmi les victimes recensées (Fontaine 2013 : 650-651). Reste que les tribunaux militaires allemands n’en ont pas pour autant renoncé à sanctionner sévèrement des comportements assimilés à de simples « manifestations anti-allemandes » échappant aux dispositions du décret NN56.
  • 57 L’expression est reprise à T. Fontaine.
  • 58 À ce sujet, voir Eismann (2010 : 415 et suivantes).
  • 59 Cf. figure 2. Le 1er juillet 1944, l’OKW ordonne que les auteurs « d’actes de sabotage ou d’actes (...)

31 Avec le développement des maquis
et la multiplication des actes de résistance qui, aux yeux d’observateurs allemands redoutant un débarquement imminent, paraissent pour la première fois susceptibles de représenter une menace sérieuse pour la sécurité de la puissance occupante, l’activité des tribunaux militaires allemands s’intensifie de nouveau très nettement au cours de la seconde moitié de l’année 1943 et accompagne, conformément aux « aiguillages répressifs »57 décrits précédemment – comparution devant un tribunal des résistants les plus dangereux que la SIPO-SD n’a pas classés « NN Wehrmacht » ou « NN Gestapo », ou encore placés en Schutzhaft en vue de leur déportation vers un camp de concentration du Reich, procédures auxquelles elle recourt néanmoins de façon de plus en plus massive lorsque les conditions d’une condamnation à mort rapide en France ne semblent pas réunies (Fontaine 2013 : 854-976) – la radicalisation de la terreur allemande en France58 jusqu’au lendemain du débarquement en Normandie59.
  • 60 BA-MA, RW 34/27 et RW 35/26 : rapports d’activité de la section Ia de l’état-major de commandement (...)
  • 61 PA-AA, DBP 2456 et 2457 : listes fournies mensuellement par le MBF à l’ambassade allemande à Paris (...)
  • 62 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF. Cf. figure 1.
  • 63 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF.

32 L’activité accrue des tribunaux du MBF
se traduit par une nouvelle radicalisation de la répression judiciaire : les peines de mort prononcées sont en très forte augmentation et atteignent dès le mois d’août 1943 un nombre comparable à celui de la fin de l’année 1942. Mais ces chiffres dissimulent une répression judiciaire plus sévère encore que celle des mois de décembre 1941 à décembre 1942 – période où elle avait pourtant atteint des sommets – puisque les sentences capitales représentent dans notre échantillon, près de 65 % des condamnations prononcées pour atteinte à la sécurité de la puissance occupante dans la seconde moitié de l’année 1943. Ce taux, en progression constante depuis le mois d’août 1943, n’avait encore jamais été atteint. En l’espace de six mois, le MBF confirme ainsi 461 condamnations à mort60. Si l’on en croit l’ambassade allemande à Paris, près de 95 % des sentences capitales ont été exécutées61. Les poursuites pour « actes de francs-tireurs » connaissent une progression exponentielle et se détachent désormais très nettement des autres dans notre échantillon62. De fait, non seulement les FTP continuent à dominer le tableau des condamnés exécutés en France occupée (Fontaine 2013 : 862), mais ils occupent une place désormais centrale parmi les affaires de résistance prises en charge par la justice militaire allemande63, les membres des mouvements et des réseaux non communistes étant de plus en plus déportés « NN Gestapo » par la SIPO-SD (Fontaine 2013 : 862).
  • 64 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF. Cf. figure 2.
  • 65 BA-MA, RW 35/213 : décret de l’OKW du 4.3.1944.
  • 66 Cf. figure 2.
  • 67 Ibid.
  • 68 PA-AA, DBP 2456 et 2457.
  • 69 BA-ZNS, série RW 35/G, MBF.
  • 70 Ils représentent, selon T. Fontaine, un fusillé sur deux jusqu’en juin 1944, les autres fusillés é (...)
  • 71 Dans le registre de confirmation des jugements prononcés par les tribunaux du MBF (BA-ZNS, série R (...)
  • 72 Pour plus de détails, se reporter aux ouvrages déjà cités sur la question.
  • 73 Cf. note 60.

33 Au cours des premiers mois de l’année 1944
, la répression judiciaire pratiquée par les tribunaux du MBF franchit un nouveau palier. L’activité des tribunaux du MBF n’a jamais été aussi forte64, même si l’essentiel de la répression de la Résistance lui échappe désormais, la SIPO-SD recourant désormais prioritairement à la déportation des membres de la Résistance organisée (Fontaine 2013 : 843), ordre ayant par ailleurs été donné aux autorités d’occupation d’exécuter sommairement les « francs-tireurs » pris en flagrant délit65. Plus meurtriers que jamais, les tribunaux du MBF prononcent en ce début d’année 1944 quelque 600 peines capitales pour faits de résistance en l’espace de quatre mois66. Ces dernières représentent, au cours des quatre premiers mois de l’année, près de 85 % des sentences prononcées dans ce type d’affaires67. 95 % d’entre elles ont été exécutées68. Suivant une tendance constatée depuis le transfert des pouvoirs de police à la SIPO-SD, les FTP, jugés doublement coupables, par leurs actes et par leur engagement idéologique, non seulement monopolisent de plus en plus l’activité des tribunaux militaires allemands – 70 % des personnes jugées pour atteinte à la sécurité militaire dans notre échantillon le sont désormais pour « actes de francs-tireurs »69 –, mais ils demeurent les principales victimes des sentences capitales70. C’est dans ce contexte que le MBF organise le troisième grand procès-spectacle de l’occupation (Courtois, Peschanski et Rayski 1989 : 357, 2004). Le procès dit du « groupe Manouchian » dont on a longtemps cru qu’il s’était ouvert le 15 février 1944 pour durer cinq jours a vraisemblablement été bien plus expéditif. Il semble en effet que tout se soit passé en une seule journée, et très probablement dans la matinée du samedi 19 février 194471. Si le verdict rendu n’avait rien d’exceptionnel au regard des pratiques judiciaires allemandes alors de rigueur, il fut prétexte à une gigantesque opération de propagande de la part des Allemands et de Vichy, destinée à discréditer la résistance désignée comme une armée de « terroristes juifs et immigrés à la solde de l’Angleterre et du bolchevisme russe »72. Enfin, alors même que leur champ de compétences s’est considérablement réduit73, les juges militaires allemands continuent à poursuivre et même à sanctionner de plus en plus lourdement des actes anti-allemands souvent spontanés, relevant davantage du « non consentement » à l’Occupation que de la Résistance.
  • 74 BA-MA, RW 35/551 : circulaire adressée par le MBF aux tribunaux de son ressort, le 25 janvier 1944
  • 75 Ibid. : courrier adressé par l’OKH au Chefrichter rattaché au MBF, le 26 février 1944.

34 Que l’escalade de la terreur judiciaire
ait été impulsée par les instances militaires centrales ne fait encore une fois aucun doute. Le MBF invite en effet, le 25 janvier 1944, les tribunaux militaires de son ressort à pratiquer une justice expéditive, libérée de tout « frein bureaucratique », afin que les coupables d’« attentats terroristes » puissent être jugés et exécutés dans les plus brefs délais à la suite de leur comparution74. Un mois plus tard, l’OKH ordonne aux tribunaux du MBF de faire un large usage du décret promulgué par l’OKW, le 8 février 1944, qui leur permet de procéder immédiatement à l’exécution des peines de mort prononcées pour espionnage ou sabotage sans attendre la décision de confirmation du Gerichtsherr compétent75.
  • 76 Ibid. : circulaire adressée par le MBF à tous les tribunaux de son ressort, le 8 mars 1944.
  • 77 Ibid.


35 Si elle est largement le produit d’ordres émanant du pouvoir central, l’escalade de la violence judiciaire paraît pourtant avoir été mise en œuvre, sans beaucoup d’états d’âme, par les tribunaux du MBF. C’est en tout cas ce que laisse entendre une circulaire du MBF datée du 8 mars 1944, motivée de toute évidence par la volonté de tempérer certains excès des magistrats allemands76. Tout en soulignant la nécessaire rapidité avec laquelle les dossiers de « terrorisme » devaient continuer à être traités, le MBF décide en effet de suspendre l’application de sa circulaire du 25 janvier 1944. Il pose par ailleurs un certain nombre de gardes-fous pour réguler l’application du décret de l’OKW du 8 février 1944. Il s’agit en effet, précise le MBF, d’éviter que les tribunaux ne commettent des « erreurs politiques fâcheuses »77. Au regard des sentences prononcées et exécutées au cours des derniers mois de l’occupation, il est en tout état de cause manifeste qu’au sein de l’appareil judiciaire du MBF, les actes de résistance contre une répression judiciaire aveugle font figure d’exception.

36 La dernière année d’occupation voit finalement la terreur judiciaire atteindre des sommets de violence encore inconnus en France ce qui, pour autant que l’on puisse en juger, semble faire de la France un cas singulier en Europe de l’Ouest occupée où, à la différence de l’Europe de l’Est, cette forme de répression à visage légal fut maintenue jusqu’à la fin de l’occupation (Thomas 1990). Au total, 60 % des personnes fusillées en France à la suite d’une condamnation à mort par un tribunal militaire allemand pendant l’Occupation le furent entre août 1943 et août 1944 (Besse et Pouty 2006).

5. Conclusion
37 Jusqu’à la fin de l’année 1942, la répression de la Résistance est principalement confiée aux tribunaux militaires allemands qui condamnent et exécutent la majorité des ennemis prioritaires de l’Occupant. Les juges militaires allemands sanctionnent ainsi lourdement, dès les premiers mois de l’Occupation, des comportements relevant de la résistance individuelle et spontanée. Début 1941, elle s’attaque de plus en plus à tous ceux qu’elle assimile aux partisans d’un « mouvement anglo-gaulliste » accusés d’« intelligence avec l’ennemi », le plus souvent pour avoir cherché à rejoindre l’Angleterre, ou pour avoir diffusé de la propagande antiallemande. Enfin, à partir de l’été 1941, avec l’invasion de l’URSS par l’Allemagne et le déclenchement de la lutte armée en France, la répression judiciaire allemande se radicalise et cible désormais prioritairement les communistes appartenant à des groupes de résistance armée, sans pour autant se désintéresser des cadres de mouvements et de réseaux gaullistes. Parallèlement, les tribunaux militaires allemands sanctionnent également durement des comportements individuels jugés certes moins dangereux pour la sécurité de la puissance occupante mais néanmoins susceptibles d’encourager la germanophobie des Français. Qualifiées de « manifestations anti-allemandes », les injures proférées contre des soldats allemands, et plus largement les propos dirigés contre le IIIe Reich et son armée se soldent ainsi, dès les premiers mois de l’Occupation, par des peines allant de quelques semaines à quelques années d’emprisonnement.

38 Contrairement à ce que l’on a longtemps supposé, l’érosion continue des pouvoirs policiers du MBF au profit de la SIPO-SD n’entraîne pas la mise en sommeil de la répression judiciaire allemande des oppositions, bien qu’elle soit effectivement supplantée par d’autres dispositifs répressifs à partir de 1943. Aux côtés des convois massifs et réguliers de déportés qui commencent à partir de France occupée début 1943, la préservation d’une répression judiciaire ciblée de la Résistance à vocation dissuasive continue en effet à structurer le dispositif répressif allemand, au moins jusqu’au printemps 1944, et à en constituer sa vitrine légale, en particulier contre les résistants des groupes armés communistes. Parallèlement, les juges militaires allemands continuent à poursuivre et même à sanctionner de plus en plus lourdement des actes anti-allemands souvent spontanés, relevant du « non consentement » à l’Occupation. La violence judiciaire atteint ainsi des sommets au début de l’année 1944.

39 L’analyse de la répression judiciaire allemande des oppositions à la puissance occupante oblige en définitive à réévaluer à la hausse la responsabilité des services du MBF dans l’escalade de la violence allemande en France occupée. La plupart des tribunaux militaires allemands ont en effet accompagné, semble-t-il sans réserves, la radicalisation par étapes de la politique répressive allemande impulsée par les autorités centrales de Berlin mais aussi par le Majestic et la SIPO-SD. Disposant d’une marge de manœuvre réduite mais réelle, ils ont rendu une justice parfois jugée trop douce par leurs instances de tutelle, mais de plus en plus implacable.